Art : réponse à l’appel au secours de Luc Ferry dans Le Figaro

« Soulages et l’art contemporain : de l’humour au pompeux », titre publié le 24 juillet dans Le Figarovox, coiffe une tribune assassine sur l’art moderne et contemporain inspirée par l’inauguration du Musée Soulages.

Dépassons les méchantes interprétations ; soyons charitables

Par respect pour l’auteur de cette composition ahurissante, le philosophe et ancien ministre Luc Ferry, on préfera penser qu’il s’agit d’une histoire d’appel à idées masqué, plutôt que de lacunes comblées par du mépris. On l’épargnera aussi de l’accusation de populisme, même s’il oppose « grands banquiers, bobos, ou capitaines d’industries » et « bon peuple ». On ne le soupçonnera pas plus de tenter d’exister en tant que figure intellectuelle remarquable dénonçant une vaste fumisterie enracinée dans la dérision et le je-m’en-foutisme, et accessoirement portée aux nues par des abrutis.

La vérité sur Carré noir sur fond blanc de Kazimir Malevitch

Pour étayer son propos, et à travers un raccourci digne du pire de Wikipédia, Luc Ferry jette un pont entre Combat de Nègres dans un tunnel de Paul Bilhaud (vers 1882), un monochrome noir « humoristique », et le Carré noir sur fond blanc (1915) de Kazimir Malevitch. Au sujet de l’histoire de la création de Carré noir sur fond blanc, Luc Ferry apprendra peut-être que Malevitch a dit que cette œuvre trouvait sa source dans une composition antérieure nommée Victoire sur le soleil.  Carré noir sur fond blanc est né d’un rectangle noir dont l’artiste recouvrit une toile figurative sur le sujet de la guerre, qu’il avait peinte après la déclaration des hostilités de l’Allemagne à la Russie en 1914.

Toujours dans le noir

Dans sa chronique, Luc Ferry commence par s’interroger sur le bien-fondé du qualificatif de « Maitre du noir » donné à Pierre Soulages. Tel un marchand de peinture industrielle, l’homme égrène les différentes matières noires des œuvres de Soulages. Selon lui, pourquoi pas d’autres couleurs que le noir ? Puisque, en substance, toutes correspondent à une symbolique (quel rapport ? ndlr). Pierre Soulages a utilisé d’autres couleurs que le noir dans son œuvre. Ce stade de l’utilisation exclusive du noir est l’aboutissement d’une recherche. Ce n’est pas pour une raison de « symbolique » que l’artiste utilise cette teinte en tant que matière, mais parce qu’il travaille sur ses infinies possibilités de réfléchissement. Le noir capable de reproduire la lumière, c’est une révolution en art que Soulages a le premier revendiquée. Nous sommes ici dans la grande affaire du déconditionnement, en l’occurrence esthétique.

 « Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. »

Luc Ferry dit aussi : comme j’ai passé une bonne trentaine d’années à tenter de comprendre l’histoire du modernisme, ayant notamment consacré un livre à l’invention de la vie de bohème dans le Paris des années 1830-1900, je sais d’où viennent les blagues qui ont donné naissance aux œuvres d’art purement intellectuelles. Car c’est bien de blagues qu’il s’agit à l’origine et la vraie question est de savoir comment ce qui relevait de la plaisanterie a pu, dans l’océan d’inculture où baigne le monde actuel, se faire passer pour œuvre d’art. Effectivement, les paroles attribuées à Baudelaire : « Je voudrais des prairies teintes en rouge, les rivières jaune d’or et des arbres peints en bleu. La nature n’a pas d’imagination.» peuvent être considérées comme une boutade. Les toiles expressionnistes de van Gogh, peintes de couleurs inhabituelles pour son époque, nettement moins.

Soulages et l’art contemporain : de l’humour au pompeux par Luc Ferry, 2014,  œuvre numérique, exposée dans Le Figarox du 24 juillet 2014, dimension : mépris x faire du plein avec du vide.

Eh, oui, Monsieur Ferry, ce qui a le plus profondément transformé l’art au XXe siècle, ce sont les guerres

Les grands conflits du XXe siècle ont produit des dizaines de millions de morts, dans des conditions et par des moyens inédits. Cette horreur laissa le monde dans un état de stupéfaction total. L’humanité ne pouvait plus être représentée de la même manière dans l’art.

Cette folie des hommes par la guerre est-elle moins absurde qu’un urinoir montré comme une œuvre d’art ? Comme il est curieux que cet urinoir érigé en œuvre d’art par Marcel Duchamp semble parfois plus dangereux pour la société que la guerre, au point que certains ont tenté de le détruire. En définitive, l’urinoir de Marcel Duchamp ne faillit pas à sa fonction première. Il peut vraiment aider des hommes à se soulager. Il permet à ceux-là de projeter la haine et la honte de soi-même sur un objet extérieur.

De la dérision – voire du déni de réalité – on en aura souvent vu dans l’art moderne et contemporain, souvent à la suite d’évènements d’une extrême gravité.

Par exemple, Monsieur Ferry, le Non-Art est d’abord une réaction à l’horreur absolue chez les jeunes artistes japonais au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Les catastrophes d’Hiroshima et de Nagasaki provoquèrent cette réponse radicale chez certains artistes. Elle est comparable à la naissance en Europe des mouvements Dada, surréaliste et Anti Art après la tragédie de la Première Guerre mondiale – et plus particulièrement en réaction à “la boucherie” des tranchées.

L’argent

Dans sa chronique, Luc Ferry insiste aussi sur l’importance de l’argent dans le monde de l’art contemporain. Ce  phénomène n’est pourtant pas une nouveauté. L’art pour lequel des sommes astronomiques étaient dépensées sous les empereurs Song ou au XVIIe siècle en Europe était aussi contemporain. Bien sûr, l’argent sacralise artificiellement l’art et provoque un conditionnement du regard et de la pensée. Mais, aux dernières nouvelles, les prix des œuvres d’art ne sont pas encore indiqués dans les musées.

L’idée des prix faramineux de certaines œuvres d’art moderne et contemporain, que seule une grosse poignée d’individus à l’échelle planétaire est capable de payer, est finalement moins gênante pour la société toute entière que celle de la flambée des prix de l’immobilier. On s’accommode très bien de l’absence d’un authentique Matisse dans son salon, nettement moins de celle d’un logement décent, voire d’un logement tout court.

Bien-sûr, certaines sommes ahurissantes engagées aujourd’hui dans des œuvres d’art moderne et contemporain témoignent du dérèglement de la finance mondiale, de l’extrême concentration des richesses aux mains de quelques-uns, et de la présence accrue de fonds d’investissement. Le phénomène inquiète la majeure partie du monde du marché de l’art  – quand il n’a pas déjà condamné certains de ses acteurs à mettre la clef sous la porte, par manque de moyens financiers pour faire front.

Dans une société de l’information où il faut attirer le chaland par le spectaculaire, on parle beaucoup moins des œuvres d’art hors de prix qui ne trouvent pas preneur, bradées sous l’estimation, ou encore de celles vendues à moins de 10.000 euros, comme c’est le cas pour la majorité.

Le monde du marché de l’art est un secteur économique qui fait travailler des centaines de milliers de personnes à travers le monde. Autour de la vente d’œuvres d’art, le concours de transporteurs, de manutentionnaires et d’imprimeurs est notamment nécessaire. Ceux qui seront venus de loin pour tenter de les acquérir fréquenteront aussi les hôtels et les restaurants locaux

Bien-sûr, on peut s’étonner que les œuvres de certains artistes contemporains, notamment relativement jeunes, arrivent à s’échanger contre des millions. Des imposteurs, on en trouve partout.

Pierrick Moritz



Catégories :Art contemporain, Marché de l'art

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1 réponse

  1. La distance que prend Luc Ferry à propos du vénéré Soulages ne devrait pourtant pas vous étonner :
    « Ce stade de l’utilisation exclusive du noir est l’aboutissement d’une recherche. Ce n’est pas pour une raison de signification symbolique que l’artiste utilise cette teinte en tant que matière, mais parce qu’il travaille sur ses infinies possibilités de réfléchissement. Le noir capable de reproduire la lumière, c’est une révolution en art que Soulages a le premier revendiquée. »
    C’est exactement le ton ajusté à une situation fausse, c’est bien ce qui est critiqué sévèrement : la peinture assimilée à une recherche scientifique appréhende bel et bien sa stérilité conceptuelle.
    Quand au noir capable de réfléchir la lumière, il n’est pas besoin de s’appeler Soulages pour en comprendre la dramatisation attendue. « Jusqu’au noir brûle » écrivait Bounine avec plus de bonheur, dans un souci plus énigmatique sans doute.
    « c’est une révolution en art que Soulages a le premier revendiquée. » Être le premier à revendiquer un lieu commun n’est pas plus malin que d’être le dernier à se revendiquer de Rimbaud dont on a déjà mis le dérèglement de tous les sens dans tous les sens.
    Quand à Vincent Van Gogh souvenez-vous, pour éviter tout rapprochement avec le tartuffe de Rodez, qu’il voulut davantage qu’on se souvienne qu’il y avait de la bonne humeur dans son art. C’est dire combien le vrai peintre s’ignore c’est même là une preuve de grandeur inspirée.
    D.J.

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