Le centre Pompidou présente, jusqu’au 20 mai, une rétrospective consacrée à l’œuvre racée et inventive d’Eileen Gray, une des plus grandes créatrices du XXe siècle, dont le mobilier se situe à l’avant-garde de l’Art déco (dès les années 1910) et du design (autour de 1925). À inventer son monde, influente à son insu, Eileen Gray a participé aux réinventions du monde, à travers des créations comme sorties de nulle part, allant au-devant d’une attente puisque évidentes.
Devenus des classiques internationaux indémodables, sa table d’appoint ajustable en acier tubulaire laqué et acétate et son fauteuil Bibendum, inspiré du bonhomme Michelin, datent de la seconde moitié des années 1920. Les rééditions de ces pièces ont toujours le vent en poupe quand les prix des originaux présentés sur le marché de l’art sont inabordables. En mars 2011, à Paris, Christie’s a vendu aux enchères un exemplaire d’époque du Bibendum pour….709.000 euros. Comptez autour d’un million d’euros pour un somptueux paravent Briques en bois laqué, vers 1923-1925. Des exemplaires originaux de ces trois créations sont montrés dans l’exposition ; le fauteuil provient de la villa E 1027 de Roquebrune-Cap-Martin (fruit de la collaboration d’Eileen Gray avec l’architecte Jean Badovici).
À travers une importante réunion d’objets, meubles, dessins, peintures, documents et deux projections – dont une interview réalisée dans les années 1970, à la fin d’une vie longue de 98 ans, où la créatrice évoque encore un projet de paravent – l’exposition restitue bien la liberté d’esprit d’Eileen Gray.
Cette belle Irlandaise, née en 1878, est arrivée à Paris en 1902, après avoir étudié la peinture et le travail du laque à Londres, dernière discipline qu’elle reprendra à partir de 1906 avec le Japonais Seizo Sugawara. Eileen Gray Gray pratique aussi le tissage. En 1910, elle ouvrira un atelier avec son amie Evelyn Wyld. Les tapis d’Evelyn Wyld sont aujourd’hui célèbres dans le monde entier.
Eileen Gray a inventé un monde à travers des créations qui supposent un tel engagement de l’esprit qu’il est difficile de les qualifier d’objets mobiliers. Elles touchent à l’art. Belles et fonctionnelles, elles sont souvent définies par les lignes et les contours, pour des volumes qui peuvent relever de la sculpture. Sur le laque, pas besoin de remplir ; les touches purement décoratives, quand elle existent, restent mesurées ; rien n’étouffe. Ce qu’Eileen Gray a fait, elle l’a bien fait ; elle s’est arrêtée juste là où il fallait, au point du juste équilibre.
La grande élégance des créations d’Eileen Gray a séduit une clientèle fortunée dès les années 1910, à commencer par l’univers de la haute couture de l’époque, qui a pu notamment découvrir quelques-unes de ses créations exposées au Salon de la Société des artistes décorateurs de 1913. L’année suivante, Jacques Doucet lui achète un sublime paravent en laque intitulé Le Destin ; en 1919, elle aménage l’appartement de la propriétaire de la griffe Suzanne Talbot. Tout un beau monde, riche et influent, s’approvisionnera encore dans sa galerie Jean Désert, ouverte à Paris en 1922.
C’est dans ces années-là que son travail s’oriente vers l’utilisation de matériaux comme le verre ou le métal chromé, un genre « futuriste » qui s’imposera dans le monde entier des années plus tard, avec ce que l’on appellera le « design ». Eileen Gray a également conçu sa propre maison, édifiée à partir de 1934 sur les hauteurs de Menton et meublée avec des innovations de son cru, comme une banquette amovible ou une armoire extensible.
Pierrick Moritz
L’incroyable histoire des fauteuils « à la sirène » retrouvés d’Eileen Gray
Au début de l’exposition consacrée à Eileen Gray, au centre Beaubourg, vous pouvez admirer un fauteuil « à la sirène » de la créatrice. Depuis sa première redécouverte, dans une vente aux enchères dans les années 1970, le modèle, créé selon les sources entre 1913 et 1919, a longtemps été considéré comme voué à une pièce unique .
Initialement propriété de Damia, dont Eileen Gray fut un temps la compagne, ce premier exemplaire connu d’un modèle au dossier sculpté à jour d’une sirène enlaçant un hippocampe, réalisé avec un travail de laque à dominante noire par Seizo Sugawara, avait été repéré et acheté à Versailles, en 1978, dans une vente d’art décoratif où se trouvaient des objets provenant de la succession de la chanteuse.
Le siège fut considéré comme un prototype, une création unique, jusqu’à ce qu’un ensemble de six du même modèle, mais laqué de tons clairs, chacun avec des variantes qui en font une pièce unique, soit à peu près exhumé d’une grange française 20 ans plus tard.
Au terme d’un parcours rocambolesque, car vendus pour rien à un brocanteur suite à l’expertise défaillante d’un commissaire-priseur, rachetés pour une somme à peine moins ridicule par un amateur qui, ayant été informé de leur importance, tenta de les exporter illégalement, et finalement récupérés par la propriétaire initiale par voie de justice, cinq de ces fauteuils seront vendus à Drouot, en 2005, pour un total de 9 millions d’euros. Le sixième, donné à l’État français, est allé au musée des Arts décoratifs de Paris.
Sur le marché de l’art, les créations originales d’Eileen Gray figurent parmi les plus chères du monde. En 2009, au cours de la vente de la collection Saint Laurent-Bergé organisée par Christie’s, son extraordinaire fauteuil aux dragons, réalisé vers 1917-1919, a été facturé 21,9 millions d’euros. Il s’agit du prix le plus élevé jamais payé pour un meuble vendu aux enchères.
PM
Catégories :Art déco, Artisanat d'art, Arts décoratifs, Marché de l'art, Paris
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