“21, rue La Boétie” d’Anne Sinclair : du côté de chez Paul Rosenberg

21, rue la Boétie, le livre écrit par Anne Sinclair sur son grand-père maternel, le marchand d’art Paul Rosenberg, commence par une obligation de justification d’identité auprès de l’administration française, en 2010, et se termine par une situation d’enfermement à New York, en 2011.

Entre ces deux faits qui n’ont rien d’anodin, la journaliste nous livre les fruits d’une enquête passionnante et très documentée, notamment par des informations provenant d’archives familiales inédites. Ce portrait de l’un des plus grands marchands d’art moderne du XXème siècle passe par l’évocation du pillage des œuvres d’art des marchands et collectionneurs juifs pendant l’occupation allemande.

Paul Rosenberg n’a jamais publié d’autobiographie (Anne Sinclair cite une ébauche) ; les témoignages rapportant les paroles de cet homme passionné par la peinture sont rares, comme la succulente interview donnée à Tériade en 1927 (reprise dans le livre).

En 2010, à la suite d’un contrôle d’identité, et parce que sa toute nouvelle adresse ne figure pas sur ses papiers, la journaliste française née aux États-Unis doit entreprendre des démarches pour justifier de son “identité nationale”.

En se plongeant dans des cartons de lettres et de papiers oubliés, elle revisite l’histoire de la branche maternelle “qui n’était pas sa vie”, un peu mise à distance, à cause aussi du terme de marchand d’art, ce curieux mariage entre les mots “argent” et “art”. Le héros, le modèle, serait plutôt un père engagé dans la France Libre au Moyen-Orient et qui rédigeait des éditoriaux au nom du Général pour Radio-Beyrouth.

Les murs du 21, rue la Boétie, à Paris, où étaient installés la galerie et l’appartement de Paul Rosenberg depuis le début des années 1910, ont successivement abrité l’art et l’abject. En juillet 1940, l’hôtel particulier déserté par la famille Rosenberg est perquisitionné et les œuvres d’art sont saisies. En 1941, le sinistre Institut d’Études des Questions Juives s’y installe. Cette administration sous tutelle nazie est chargée de propager l’antisémitisme et de donner suite aux dénonciations. Paul Rosenberg figurait sur la liste des marchands juifs à piller de la gestapo.

Anne Sinclair nous entraîne dans une visite de lieux qui ramènent à l’histoire de Paul Rosenberg : entre autres,  le 21, rue de la Boétie, où sont désormais installés des bureaux de Veolia, à Floirac, où Paul Rosenberg et sa famille trouvèrent refuge en février 1940, avant de partir en direction des États-Unis, dans celle d’Henri Matisse, à Issy-Les-Moulineaux, où est conservée la correspondance entre le peintre et le marchand commencée dès 1916, au musée Picasso, avec les 214 lettres de Rosenberg à Picasso, écrites entre 1918 et la mort du marchand d’art, en 1959. Et aussi à New York, 79ème rue, chez sa tante Elaine, pour consulter les archives de la galerie, récupérées il y a seulement quelques années.

La journaliste fouille des cartons d’archives familiales conservés dans un garde-meuble de Gennevilliers, parfois pour débusquer la possibilité d’un secret de famille qui pourrait expliquer certains aspects de la relation entre Paul Rosenberg et sa femme.

Paul Rosenberg était passionné par l’avant-garde du début du XXe siècle, dont Braque, Matisse et Picasso. Il assurait les finances de sa galerie et de ses peintres modernes avec de l’art du XIXe siècle ; des œuvres de Géricault, Delacroix, Cézanne, Manet, Renoir, Gauguin, Lautrec cohabitaient avec celles de Picasso, Braque, Léger, et Matisse.

Le marchand  rencontre Picasso à Biarritz avant la fin de la première guerre mondiale. Tout les deux sont nés en 1881.  Paul Rosenberg devient son représentant pour l’Europe (il signera également des contrats d’exclusivité avec Braque, Léger et Matisse). Il persuade l’artiste de sortir du cubisme et la première exposition consacrée à Picasso chez Rosenberg montre 177 dessins non cubistes inédits ; il réussira à imposer Picasso auprès des marchands américains, en montrant ses créations aux États-Unis dès le début des années 1920. Paul Rosenberg contribua également aux premières rétrospectives de l’œuvre de Picasso, française, en 1932, à la galerie Petit à Paris, et américaine, à Hartford, en 1934.

Le livre évoque la sombre période traversée par le monde du marché de l’art sous le nazisme, et plus particulièrement en France pendant l’Occupation. Pour les Rosenberg, ce fut la saisie de tous les biens du 21, rue La Boétie, des œuvres d’art à l’équipement de la maison, l’ouverture d’un coffre de Libourne par les nazis pour s’emparer de 162 tableaux, notamment des œuvres de Matisse, Monet et Braque, le pillage par les mêmes de 75 tableaux de Floirac, où la famille trouva un temps refuge. Comme si tout cela n’était pas suffisant, Paul Rosenberg sera déchu de sa nationalité française par le régime de Vichy, au motif d’être parti à New York.

Sans refaire le procès de la collaboration, la journaliste replace certains personnages dans le contexte historique. Du côtés des plus illustres, elle dit pourquoi “elle a perdu la foi” dans la sincérité des engagements de Mitterrand.

La récupération des œuvres d’art volées à Paul Rosenberg est racontée. Si l’homme avait conscience que la vie valait bien plus que des tableaux, qu’ils n’étaient rien en regard de l’horreur, c’était une question de justice pour celui qui, en tant que président du Syndicat des négociants en objets d’art, faisait déjà campagne auprès des marchands européens pour boycotter les ventes de “l’art dégénéré” dès l’avènement du nazisme.

Un marchand parisien lui restitue 24 toiles sans poser de questions. Le concierge de la rue de Boétie est poursuivi pour escroquerie, abus de confiance, vol ou détournement. La maison de Floirac fut le cadre d’une véritable machination orchestrée par des Français avec les nazis pour dépouiller encore un peu plus les Rosenberg. Des œuvres et des objets d’art seront récupérés en Allemagne, en Bavière et en Suisse. D’autres ne le seront peut-être jamais.

En août 1944, un petit détachement des troupes de la 2ème DB, conduit par le lieutenant Alexandre Rosenberg, le fils de Paul, arrête à Aulnay le dernier train d’œuvres d’art volées à destination de l’Allemagne. À l’intérieur, il trouvera 148 caisses d’art moderne, dont une petite partie appartient à Paul Rosenberg.

Pierrick Moritz

 21, rue La Boétie d’Anne Sinclair,

 chez Grasset, 299 pp, 20,50 euros



Catégories :Art moderne, Art volé, Livres

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